Les légendes du Sundgau

 


La légende de la petite Mathilda

 

Dans le château de Morimont, il y a plusieurs centaines d’années, vivait le baron Pierre de Morimont et son épouse Mathilde, demoiselle von Hasenburg. Jeunes mariés, ils vivaient en grande harmonie et tendresse ; mais leur bonheur devait être de courte durée. Le baron reçut bientôt l’ordre de se rendre avec ses cavaliers chez l’empereur pour aller guerroyer. Lorsque le cortège fut prêt, il prit congé de son épouse, le cœur brisé et s’arracha avec peine de ses bras.
Après le départ de son époux, la bonne Mathilde vécut dans la plus grande solitude. Pour oublier un peu son chagrin, elle descendait souvent du château dans une prairie appelée aujourd’hui encore Prairie de cheval. Son but préféré était la source dite Source du cheval.

Un soir, elle y rencontra une nymphe vêtue de bleu comme le ciel ; elle eut peur et voulut s’enfuir, mais la nymphe la rassura en lui disant qu’elle voulait lui annoncer une bonne nouvelle : « L’enfant que vous portez dans votre sein est une petite fille ; quand elle viendra au monde, faites-moi appeler car je veux être sa marraine ; envoyez-moi votre femme de chambre qui, en arrivant ici, devra jeter une pierre par-dessus son épaule dans l’eau, puis vite s’éloigner, et je viendrai aussitôt . » La bonne dame ne put faire autrement que de tout promettre.
Quand le temps fut venu et que la petite fille vint au monde, les frères et les parents von Hasenburg vinrent au château et chacun voulut être le parrain. Mathilde accepta que l’un d’entre eux le soit, mais elle leur apprit que la marraine était choisie depuis fort longtemps et qu’il ne pouvait en être autrement. En secret, elle envoya sa petite femme de chambre appeler la nymphe à la source. Celle-ci vint aussitôt, majestueuse et altière comme une reine. Chacun se demanda avec émerveillement d’où venait cette superbe marraine ; et tous se réjouissaient des riches dons qu’elle ne manquerait pas de faire à l’enfant.

Le baptême de la petite Mathilda fut donné et le souper fut servi. Puis chacun apporta son cadeau, l’un étant plus beau que l’autre. La marraine vint la dernière : elle posa sur le berceau une simple pomme musquée avec la recommandation de la mettre en lieu sûr. Cela irrita tant les personnes présentes qu’elles se moquèrent d’elle ; mais celle-ci s’approcha de la jeune mère et lui dit tout bas que cette pomme avait la propriété de réaliser trois vœux à celui ou celle qui la possédait. Elle lui ordonna de bien la garder pour l’enfant et de ne révéler ce pouvoir à personne jusqu’au jour où elle pourrait l’apprendre à l’enfant. Sur ces paroles, elle disparut.
Plusieurs semaines s’écoulèrent. La mère se releva de ses couches et son premier geste fut de cacher la pomme musquée ; elle la plaça dans sa cassette de bijoux. Quelques jours plus tard, elle apprit que son époux avait été gravement blessé à la guerre. La peine et l’inquiétude la terrassèrent et elle en mourut.

Le baron guérit et rentra bientôt dans son pays. Il prit soin de l’enfant et de son éducation. Après quelques temps, il se maria avec la belle Gertrude de Rougemont et la conduisit au château des Morimont. Gertrude était tout l’opposé de Mathilde : elle était outrecuidante et prodigue, haïssait la petite fille et la repoussait. Bientôt, les ressources du baron ne suffirent plus à couvrir les dépenses de sa femme ; il fut alors obligé de rançonner les voyageurs et de pressurer ses sujets. Ceci dura jusqu’à ce que les seigneurs de Ferrette, Liebenstein, Haselburg, Plitschhausen et Blochmont lui fassent savoir qu’il devait interrompre ses actes de brigandage en le menaçant d’attaquer son château et de le détruire s’il ne se soumettait pas.
Il céda à la menace. Cela ne fit pas l’affaire de sa femme. Elle s’empara des bijoux de la défunte Mathilde et les vendit les uns après les autres. Quand elle trouva la pomme musquée dans la cassette, elle la jeta dans la cour par la fenêtre comme un objet inutile.
Par bonheur, la petite fille jouait justement sous cette fenêtre, vit la pomme, la ramassa et s’en amusa. Peu de temps après, la petite bonne de l’enfant se rendit avec la petite Mathilda à la Prairie du cheval et laissa l’enfant au bord de la source pour aller non de là cueillir des fraises des bois. La petite Mathilda joua avec sa pomme jusqu’à ce qu’elle tombe dans l’eau. La marraine sortit de l’eau, tenant la pomme dans sa main et rendit à la petite. Après lui avoir révélé sa vertu, elle ajouta qu’en la tournant trois fois dans les mains et en prononçant ces mots : « Derrière moi la nuit, le jour devant moi, pour que personne ne me voie ! » elle deviendrait invisible. Elle annonça encore qu’un grand malheur surviendrait au château : que Morimont serait réduit en cendres, que tous y perdraient la vie et qu’elle seule serait sauvée. Le signal serait donné par les servantes qui, en remontant de la source, crieraient dans la cour que celle-ci s’était tarie : lorsqu’elle entendrait ces paroles, elle devrait s’enfuir.
C’est effectivement ce qui arriva : Gertrude épuisa bientôt les bijoux. Bon gré, mal gré, Pierre fut obligé de reprendre son brigandage. Les Bâlois vinrent donner l’assaut au château et l’incendièrent. Pierre se jeta dans le puits de la cour, profond de cent toises. Gertrude et tous les autres périrent dans les flammes. Seule, la jeune Mathilda put s’enfuir à temps comme le lui avait prédit la nymphe. Elle courut le vaste monde, ne sachant où elle allait mais de plus en plus loin, jusqu’à ce qu’elle parvienne à Rixheim dans une commanderie où elle proposa ses services. Tous les chevaliers étaient partis pour la croisade ; il ne restait plus qu’une vieille gouvernante qui l’engagea. Le commandeur était le dernier rejeton d’une vieille famille de France.

Quand il rentra avec ses chevaliers, sa mère et ses parents le pressèrent de se marier pour perpétuer le nom de la famille. Il résolut donc de se faire délier de ses vœux de chevalier et se tourna vers le Saint-Père pour en recevoir l’absolution. En attendant, à la recherche d’une épouse, il donna des banquets auxquels il invita la noblesse des alentours. La demoiselle de Morimont apprit tout cela mais, inconnue, elle languissait dans la cuisine. La vieille gouvernante était une méchante femme et n’avait aucun égard pour elle ; elle la considérait comme la plus ordinaire des servantes. Un soir, en entendant les réjouissances, elle eut une telle envie d’assister au bal qu’elle prit la pomme et fit le premier vœu : elle demanda une robe si belle qu’aucun œil humain n’en ait jamais contemplée de semblable ; aussitôt la pomme s’ouvrit et la robe souhaitée en sortit. Elle s’en revêtit, prit la pomme en main et dit : « Derrière moi la nuit, le jour devant moi, pour que personne ne me voie ! »
Elle devint aussitôt invisible, se rendit dans la salle et ne se laissa voir que lorsqu’elle fut au milieu d’un groupe de dames. Toutes s’émerveillèrent de la splendide jeune fille. Le commandeur s’approcha d’elle et l’invita respectueusement à danser. Elle lui plut tant qu’il lui déclara son amour et la demanda en mariage ; mais elle ne se prononça pas ; elle disparut vers minuit au plus vite et retourna à son grabat de paille. Le lendemain, elle était redevenue la petite servante de cuisine.
Le soir, elle reprit la pomme, souhaita une robe encore plus belle que la première. Après l’avoir revêtue, elle tourna la pomme trois fois dans ses mains et dit : « Derrière moi la nuit, le jour devant moi, pour que personne ne me voie ! »
Aussitôt dit, aussitôt invisible, et elle se rendit dans la salle. Le commandeur vint et dansa avec elle. Il ne voulut plus la laisser partir, retira sa bague et la glissa au doigt de Mathilda en en affirmant qu’il la voulait pour épouse, et elle seule ! Mathilda ne se prononça pas davantage et, vers minuit, elle disparut à nouveau et retourna sur son grabat de paille. Le commandeur la désirait de plus en plus. Toutes ses recherches furent vaines ; il ne put retrouver la belle danseuse. Il tomba malade, si malade qu’on ne donna pas cher de sa vie ; aucun médecin ne pouvait l’aider, d’autant moins que personne ne connaissait la cause de sa maladie.

Mathilda en eut connaissance dans sa cuisine ; elle regretta son attitude. Elle s’adressa à la gouvernante en lui disant qu’elle connaissait une recette de bouillon aux sept herbes potagères qui pourrait certainement guérir le commandeur. A ces mots, la vieille se mit en colère : « Comment peux-tu prétendre guérir le commandeur, pauvre gardeuse d’oies, alors que les médecins les plus habiles en perdent leur latin ? Passe ton chemin et occupe-toi de tes affaires ! »
Quelques jours passèrent, l’état du commandeur empira. La vieille décida alors d’essayer le bouillon aux herbes : elle pensait que s’il ne faisait pas de bien, il ne pouvait faire de mal. Très vite, le bouillon fut prêt ; mais avant que la vieille ne le porte au commandeur, Mathilda, sans être vue, y plongea sa bague. Le commandeur le trouva bon et but toute la coupe. Quel ne fut pas son étonnement quand il reconnut sa bague ! « Qui a préparé ce bouillon ? » demanda-t-il avec précipitation. La vieille ne voulut pas le dire ; mais lorsqu’il le lui ordonna avec gravité, elle finit par dire : « C’est une pauvre petite servante de cuisine que j’ai prise jadis à mon service.
- Faites vite, dit le commandeur, envoyez-la moi et prenez garde à ce que personne ne s’interpose ! »

La vieille transmit l’ordre. La petite demoiselle de Morimont revêtit sa plus belle robe. Quand elle sortit de sa petite chambre, la vieille s’effraya tant qu’elle tomba et se brisa une jambe. La demoiselle se rendit auprès du commandeur qui fut suprêmement heureux de la revoir et de la serrer dans ses bras. Elle lui raconta son histoire, lui révéla son nom et le pouvoir de sa pomme miraculeuse, mais lui demanda d’en garder le secret. Elle ajouta qu’elle pouvait encore faire un vœu et que c’était à lui de le faire si tel était son bon plaisir. Il souhaita paix et bonheur à sa future épouse, sa vie durant.
Le commandeur retrouva vite la santé, épousa la demoiselle de Morimont et le couple vécurent heureux durant de longues années.

 

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