Les légendes du Sundgau

 


Le carrefour de l'Esprit (Ferrette)

 

A Ferrette, sur le Schlossberg, c'est-à-dire sur le mont du Château, il y avait, au siècle dernier, une ferme dont le métayer se désolait grandement. Pour cela, il avait de sérieuses raisons : ses vaches ne donnaient presque plus de lait, s'agitaient sans cesse ; ses chevaux, tout aussi excités, brisaient leurs attaches ; certains soirs, on aurait cru les écuries habitées par une troupe de démons.


Désespéré, le pauvre métayer se résolut à faire appel à un berger de Ferrette. Habitué à conjurer les mauvais esprits, le pâtre monta à la ferme, interrogea chacun, fouina un peu partout, ouvrit si bien les yeux et les oreilles qu'il finit par découvrir la cause de tout ce désordre. Un esprit, déclara-t-il, condamné à hanter la ferme en punition de ses fautes passées, effrayait les animaux. A l'aide de formules et d'incantations dont il avait le secret, le savant berger réussit à enfermer l'esprit malin dans une bouteille. C'était la coutume, paraît-il. Quand un esprit malfaisant trouvait enfin son maître, celui-ci ne manquait pas de l'emprisonner aussitôt dans une bouteille, une cruche, une auge de pierre, voire un coffre de pierre.


"Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles", a écrit Baudelaire. En l'occurrence, on a plutôt lieu de croire que le mauvais esprit n'avait guère envie de chanter ; en tout cas, le berger cacheta soigneusement à la cire ce cru d'un genre spécial, et s'en fut l'enterrer dans un endroit écarté. L'opération terminée, le berger, sans doute chaleureusement remercié, s'en alla ; non sans, toutefois, avoir cloué un morceau de plomb bénit sur la porte de l'écurie.


Immédiatement, tout rentra dans l'ordre. Les chevaux dégustèrent tranquillement leur picotin et ne ruèrent plus ; les vaches eurent du lait en abondance et nourrirent des veaux magnifiques. Pendant longtemps, il en fut ainsi.


Puis un jour, on décida de construire une nouvelle route. Les travaux à peine terminés, on constata que, à l'approche d'un certain carrefour, les vaches se mettaient à courir en tous sens, les chevaux se cabraient et hennissaient dans les brancards. Personne n'y comprenait rien. Devant la perplexité générale, quelques vieillards rappelèrent l'histoire de l'esprit enfermé dans une bouteille.


En désespoir de cause, on se mit à creuser dans la route neuve. On finit par trouver des débris de verre. Et chacun de conclure que le berger, en l'enfouissant, ou après lui quelque ouvrier de la route, avait cassé la fameuse bouteille. L'esprit s'était ainsi échappé...